Pourquoi chérissons-nous tant notre métier et le statut social qui en découle ? Ces deux éléments indissociables, pour ainsi dire, sont importants car, bien souvent, sans eux, nous perdons un élément central de ce qui nous est précieux, à savoir notre identité.
L’identité que l’on reçoit et celle qu’on conquiert
Pendant longtemps, l’identité n’était pas vraiment un choix. C’était quelque chose qui nous était donné à la naissance, un legs en quelque sorte. Cet héritage prenait la forme d’une religion, d’une nationalité ou encore d’une tribu ou d’un clan. Plus on perd ses valeurs familiales et plus on se mondialise, plus on s’individualise. Cette individualisation rend plus complexe la quête d’identité. Auparavant, cette dernière était offerte, à présent, elle doit être conquise, à la sueur de son front et en dépit de toutes les angoisses que cela peut générer.
L’identité que l’on construit a plus de valeur que celle qu’on hérite
Si l’identité léguée est souvent plus forte, c’est parce qu’elle ne doute pas, elle est inscrite dans le marbre et est donc pour ainsi dire permanente. L’identité que l’on construit avance par tâtonnement. C’est avant tout l’expérience et la réflexion qui en sont les guides.
Une identité léguée peut être préférable si on s’arrête à mi-chemin dans sa quête
Si les jeunes sont un peu perdus parfois, c’est en partie parce que leurs parents n’ont pas su leur transmettre les fondements d’une identité solide. Dès lors, ils errent comme des bateaux sans dérive et glanent ici et là des bribes d’identité que la société ou leurs rencontres leur lancent au visage. Cet édifice en construction, bâti sur des fondations quelque peu fragiles, assemblé de manière disparate, vacille nécessairement. Pour achever au mieux cette tour qu’est l’identité, il faut accepter de la détruire complètement pour être en mesure de la rebâtir seul, sur des fondations plus solides. Ce processus peut être long et intimidant. Pourtant, c’est la manière la plus pérenne de le faire lorsque la base initiale est fragile. Accepter de faire voler en éclats ses certitudes pour tout remettre en question n’est pas à la portée de tout le monde. Cela nécessite courage, lucidité et persévérance. La jeunesse d’aujourd’hui n’est bien souvent pas prête à endurer cette épreuve, et elle se rassure en adhérant à des ersatz de savoir, des bribes de connaissances, des simulacres de vérité. Construire une identité sur un mensonge ou une demi-vérité résulte toujours, in fine, en une déception ou un bonheur en sursis.
Le travail comme garant de notre identité
S’il est difficile de changer de travail, c’est qu’il est souvent douloureux de perdre le statut et l’identité qui y sont attachés. Un métier élevé dans la hiérarchie nous donne en effet un groupe social, un respect et du prestige. Il existe souvent une dissonance entre ce que nous sommes vraiment et l’identité sociale que l’on affiche.
Le monde hybride
Il n’y a pas à proprement parler d’identité 100 % acquise et d’autres 100 % léguées. Nous ne sommes jamais ce que l’on pourrait appeler un “élément chimiquement pur”. Nous subissons des influences adverses alors même que l’on a grandi dans une famille conservatrice ou progressiste.
L’identité, le refuge que tout le monde attend
Si l’identité est consolatrice, c’est qu’elle a l’avantage de nous offrir un refuge en cas de péril. Si l’Occident est aujourd’hui quelque peu mis à mal, c’est parce qu’il a entrepris, il y a maintenant plus d’un siècle, une série de changements qui ont bouleversé l’identité traditionnelle. Le principal vecteur de ce changement est l’économie. Les besoins en main-d’œuvre provoqués par l’industrialisation ont enclenché plusieurs séries de destructions. D’une part, un exode des campagnes vers les villes a acculturé des millions de paysans qui ont dû réapprendre à vivre dans des lieux où, à la fois, l’espace et le temps manquaient. Les hommes ont cessé de travailler en famille pour se regrouper dans des usines dirigées par des contremaîtres qui dictaient les tâches répétitives à accomplir. Les guerres mondiales et les changements du XXᵉ siècle ont fini d’achever cette destruction identitaire dont on ne s’est pas encore remis, le processus étant encore à l’œuvre. Le wokisme et toutes les manifestations actuelles de l’hypertrophie identitaire ne sont que l’aboutissement de choix qui avaient vu la société se définir majoritairement à travers son versant économique.
D’autres mécanismes passés ont conduit à la destruction des modèles traditionnels
Les sociétés conservatrices luttent pour maintenir leur culture, mais elles sont sous l’assaut de sociétés plus flexibles qui ont donné la primauté à l’économie. Le capitalisme a été un instrument formidable d’acculturation, on l’a dit. Avant même l’avènement du capitalisme, une autre forme politico-économique avait longtemps joué ce rôle : il s’agit de l’impérialisme. Les tribus ont dû lutter pour ne pas être soumises par de grands ensembles politiques que furent, par exemple, l’Empire romain en son temps, l’Empire sassanide ou encore l’Empire ottoman. L’empire est une forme ancienne de subjugation. Il n’a pas vocation à l’assimilation, mais plutôt à l’exploitation des ressources humaines et matérielles. Bien sûr, l’assimilation devient progressive et s’impose souvent lorsque l’empire perdure, comme ce fut le cas avec l’Empire romain par l’adoption du christianisme comme religion officielle au IVᵉ siècle de notre ère.
Le travail a plus d’importance aussi parce que les gens vivent plus longtemps
En des périodes immémoriales, quand les gens mouraient par milliers pour diverses raisons (pandémies, guerre, etc.), le travail ne pouvait pas être le principal pourvoyeur de sens. C’était la religion, parce que les gens vivaient dans l’angoisse de la mort qui les guettait. Même si ces moments étaient passagers dans l’histoire, ils venaient à se répéter de sorte que cette angoisse ne disparaissait jamais totalement et il y avait toujours un ancien dans le village qui avait été contemporain de ces calamités et qui pouvait raconter ce qu’il avait vécu et vu, de sorte que les jeunes générations ne vivaient pas tranquilles.
Cultiver une identité sans frontière
Plus votre identité sera limitée, plus vous ferez du tort aux autres. Quelqu’un qui se construit une identité raciale forte devient un problème pour ceux qui ne lui ressemblent pas. Quelqu’un qui se croit avant tout humain sera une plaie pour les animaux. Quelqu’un qui se sent supérieur en religion sera une gêne pour les membres d’autres religions. À l’inverse, quelqu’un qui laisse son identité englober quelque chose de plus grand sera moins problématique pour autrui. C’est pourquoi, plutôt que de limiter son identité, il convient d’embrasser une image de soi qui fasse fi des conditionnements biologiques ou culturels, mais qui aille, au contraire, vers le royaume du spirituel, car c’est vers là que tous les êtres peuvent véritablement converger.