Style de vie

Comment se fera la quête de statut dans une société où le travail et l’argent auront disparu ?

Nous nous dirigeons lentement mais sûrement vers un monde sans travail humain. Ce qu’il restera, sans doute, ce sont les métiers manuels que la plupart des anciens cols blancs rechigneront à faire. La richesse sera toujours présente, puisque la productivité globale augmentera. Cependant, le monde sera, pour ainsi dire, divisé en deux : ceux qui possèdent les capitaux (en nombre réduit) et ceux qui vivent des aides de l’État, assistés à la disparition des classes moyennes sous nos yeux.

La fin des classes moyennes ou le retour à la féodalité

La classe moyenne est un concept relativement récent. On peut le dater sans doute avec le début de la Renaissance, lorsque des classes bourgeoises émergent dans les cités du nord de l’Italie. Auparavant, il n’y avait que trois classes : le clergé, les nobles (représentant une infime partie de la population) et la plèbe (terme romain quelque peu anachronique, désignant toute personne exclue de la classe des patriciens), composée d’artisans, de paysans (aussi appelés vilains ou manants) et de serfs (à savoir des personnes non-libres, ne pouvant quitter le fief de leur seigneur et astreintes à de lourds impôts, principalement payés par leur travail forcé). La société était rigide et imperméable. Certes, certaines professions roturières, comme les forgerons, fréquentaient la noblesse de près et jouissaient d’un certain respect du fait que leur fonction servait directement la classe dirigeante. Cependant, les barrières de classe étaient, pour ainsi dire, infranchissables, sauf au haut Moyen-Âge, période pendant laquelle la féodalité se mis en place. Une société sans classe moyenne équivaudrait à un retour au Moyen-Âge, avec pour seigneurs les géants de la tech et les nouveaux prêtres seraient les patrons de ces groupes ou les écrivains influents, ceux qui façonnent tantôt la vision du futur, tantôt les narratifs actuels.

Que signifie être un serf ou un manant au XXIe siècle ?

Si les premières noblesses étaient guerrières avant de devenir des noblesses de “roble”, c’est-à-dire composées de clercs affectés à des tâches administratives et fréquentant la cour du roi, qu’en sera-t-il de la nouvelle noblesse ? Les nouveaux seigneurs auront l’allure et l’apparence de geeks ; leur épée ne sera pas en fer ou en acier trempé, mais en plastique, puisqu’il s’agira d’un clavier d’ordinateur et d’une souris. Ils contrôleront l’or du XXIe siècle, à savoir les données, alors qu’auparavant, les seigneurs contrôlaient la terre, qui était l’or de leur époque. Être un manant ou un serf au XXIe siècle signifie que nos données, que nous produisons, ne nous appartiennent pas, de même que les vilains d’antan ne possédaient pas leur terre et pouvaient subir le courroux de leur seigneur, qui pouvait les humilier ou même leur ôter la vie. Nous avons plus de chance, car nous échapperons sans doute au coup de clavier ou de souris de Mark Zuckerberg ou d’Elon Musk.

Comment les classes moyennes ont-elles surgi ?

La bourgeoisie est née de l’émergence de produits plus chers que la terre. Si vous maîtrisez les routes commerciales et donc les produits qui y transitent, vous allez devenir plus riche que votre seigneur. Les commerçants des riches cités italiennes avaient leur armée privée, finançaient des expéditions militaires (ex : certaines croisades) et c’est ainsi qu’on voit apparaître des sociétés marchandes au sein desquelles la frontière entre bourgeois et nobles est brouillée.

Comment les classes moyennes ont-elles pu disparaître ?

La révolution industrielle a permis de capter massivement le travail de millions de gens, enrichissant les grands groupes clés de l’industrialisation – secteur sidérurgique (ex : Carnegie), etc. Cette captation de richesse a scindé la société en deux : les travailleurs (métropolitains et des colonies) et les capitalistes. On comprend pourquoi le discours marxiste eut un écho retentissant dans le monde à cette époque. Il a fallu attendre deux guerres mondiales et les décolonisations successives pour permettre une meilleure condition des travailleurs et une nouvelle émergence des classes moyennes au début des années 50. Nous entrons aujourd’hui dans un nouveau cycle de disparition des classes moyennes, sous l’effet d’une nouvelle innovation tout aussi (voire davantage) retentissante que la machine à vapeur, à savoir l’intelligence artificielle et tout ce qu’elle induit (machine learning, Big Data, etc.). Si une troisième guerre mondiale n’est pas souhaitable pour résoudre ce problème, comment néanmoins le résoudre ?

La révolution prolétarienne est une quête de statut

Personne n’a envie d’être un serf, et encore moins au XXe siècle. Si les révolutions communistes ont marché, c’est parce qu’elles promettaient d’annuler la société de classes à tous ceux qui se trouvaient en bas de l’échelle sociale. Le problème est que lorsque le pouvoir des « bourgeois » a été renversé, personne n’aimait être la pâle copie de son voisin. Personne ne souhaitait être indifférencié, personne ne voulait être un membre lambda de la société. Autrement dit, tout le monde aspire au statut, encore plus dans les sociétés communistes.

La société de demain aura soif de statut

Comme l’argent deviendra rare pour la plèbe ou insignifiant en comparaison des puissants, il va donc y avoir une course au statut. Les sociétés humaines, depuis le paléolithique, ont toujours été structurées autour du statut. Le statut se gagne par l’utilité qu’on apporte à la société. Comment être utile dans une société qui œuvre à rendre chaque humain inutile ?

La quête de statut redonnera du pouvoir aux familles

Si la modernisation de l’économie via le processus d’industrialisation a conduit à desserrer les liens familiaux, on peut espérer, bizarrement, que l’IA produira l’effet contraire. Un serf, au Moyen-Âge, n’avait pour seule autre richesse que sa famille, même si juridiquement ses enfants étaient en fait la propriété de son seigneur. Si l’humanité en vient à ne servir à rien, la famille va reprendre tout son sens, même si les géants de la tech les détournent de notre autorité parentale. Être parent et avoir une famille est la richesse des pauvres, c’est a fortiori de la richesse vivante, comme l’énonce un proverbe chinois. La famille, la place et le rôle qu’on y occupe, seront sans doute les leviers de la quête de statut dans la société qui arrive.

L’État, la nouvelle Église ou ce sera le géant de la tech ?

L’État-providence est l’héritier de l’Église, qui avait pour rôle, entre autres, d’aider les pauvres en les soignant et les nourrissant, bien qu’étant aussi une force oppressante pour ces derniers (impôts, etc.). L’État moderne continuera de jouer ce rôle via d’autres formes d’aumône (revenu universel, santé universelle, etc.). Cependant, quelle position auront les États lorsque des entreprises numériques seront plus puissantes qu’eux ? Va-t-on assister à un nouvel âge, celui des États directement administrés ou dirigés par des sociétés ? Il y a d’ailleurs un précédent historique (Compagnie néerlandaise des Indes orientales, Compagnie anglaise des Indes orientales, etc.).

Edward

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