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Vers une nouvelle morale pour l’entreprise ?

par Jérôme Capirossi, dans Management : Le XXIème siècle sera-t-il pour les entreprises un siècle de crises ?,  capirossi.org

“Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas” ! A la fin du XXème siècle, les valeurs morales protestantes qu’avait révélées Max Weber[3] ne sont manifestement plus à l’œuvre. Certains ont même évoqué la fin de l’histoire. Aujourd’hui le monde, et, en son sein, le monde des affaires, connait une refondation morale pour le meilleur et pour le pire. Pour les entreprises, les enjeux sont énormes car cela engage leur crédibilité, leur réputation et la confiance qu’on leur prête, c’est à dire les fondamentaux de leur business.

Schopenhauer a été vraiment le philosophe de la volonté. Peut-être avait-il compris avant tous qu’elle était un principe essentiel, la manifestation primordiale de la vie humaine ? Le désir est déjà un vouloir qui cherche à s’affirmer. Grâce à sa volonté, l’homme échappe au déterminisme et aux contingences de tous ordres imposés par mère Nature. Il résiste à ses inclinations sensibles[1], il exerce son libre arbitre[2] et façonne son destin à force de choix dont il porte la responsabilité. Sa capacité de décider pour le mieux, ou pour le bien tout le moins, est alors décisive pour lui et pour les autres. Il est aidé en cela par l’éthique et les lois morales.

Le manager du XXème siècle a été fidèle à cette image d’homme volontaire et moderne, il a été un héros de l’entreprise. L’énergie de sa volonté, de sa liberté et de sa responsabilité a irrigué les grandes réussites industrielles et marchandes du siècle. Si l’on se souvient d’Henry Ford, Gabrielle Bonheur Chanel, de Marcel Bloch ou Eugène Schueller, on sait que le même esprit a animé tous les managers qui les ont suivis, car ils les ont pris pour modèles.

« The economist intelligence unit » publia en mars 2002 un dossier qui montrait que le management éthique était un facteur clé de réussite de l’entreprise. Selon ce dossier, le manager devait être honnête, frugal et suffisamment préparé à assumer son rôle. A cette époque, le milieu des affaires était préoccupé par la surabondance qu’avait générée la bulle internet, pour y résister, le manager devait être une solide volonté, libre, clairvoyant et responsable.

L’entreprise idéale que l’on imaginait alors, du moins en France, était une organisation centralisée ou multipolaire qui exécutait la volonté d’un seul, chargé par les actionnaires de faire prospérer leurs actifs. Elle découlait d’un système pyramidal qui avait établi des liens d’appartenance très forts entre ses membres dont elle attendait qu’ils possèdent les vertus cardinales, la tempérance, le courage, la justice, la libéralité, la prudence auxquelles s’ajoutait la fidélité.

Le seul choix que ceux-ci avait eu, avait été de la rejoindre. L’entreprise n’était pas un espace de liberté, bien au contraire, elle l’avait sacrifiée sur l’autel d’une production de masse qui nécessitait une exécution quasi militaire.

Au seuil du XXIème siècle, l’Occident bipolaire a basculé, il s’est fragmenté sous la pression d’un acteur colossal, la Chine, et s’est mondialisé. Dans ce village capitalistique, les vieux acteurs autoritaires et liberticides valent les chantres de la liberté, tous buttent contre les mêmes accusations d’affairisme. On leur reproche de considérer trop souvent l’intérêt de l’entreprise contre celui de la communauté tout entière. Confronté à l’exercice vaguement défini de sa responsabilité, le manager a privilégié ses actionnaires, sur ses employés ou la société.

Les valeurs morales protestantes qu’avait décelées Max Weber[3] n’étaient manifestement plus à l’œuvre. Si force reste à la loi, celle-ci par essence ne peut être la référence éthique ou morale, elle n’est qu’un minimum qui doit s’ajuster en permanence. Cet état de fait contribue au sentiment de vacuité laissé par la chute des idéologies et des religions[4]. La morale est nécessaire à l’homme libre, elle le guide. Lorsqu’il s’y plie, pour le bien, il exerce son libre arbitre, alors qu’en l’absence de morale, il se soumet à une force autoritaire de laquelle il se sent prisonnier.

Face aux pouvoirs établis, l’émergence de volontés libres fascine. Venues de nulle part, elles ne procèdent pas de communautés ou de groupes préétablis, elles ne sont pas localisées, elles ne connaissent pas de frontière. Imprévisibles, elles apparaissent soudainement, contrarient une trajectoire du monde décidée à quelques-uns, parfois pour le pire, s’agissant du terrorisme, souvent pour de meilleurs desseins.

Elles puisent leur énergie en de nouvelles valeurs qui renforcent, complètent et actualisent une loi morale défaillante ou désuète. Ce sont les responsabilités environnementales et sociétales, la fraternité envers les autres hommes présents et futurs, et d’autres encore. On découvre que l’éthique et les lois morales libèrent les volontés et leur donnent une formidable énergie créatrice.

En fait, ces volontés libérées s’étaient déjà manifestées au sortir du XXème siècle, cela a été internet, la micro-informatique, le mouvement de l’open source et du logiciel libre, et d’autres encore. Rapportées au technologisme et au technocratisme d’alors, elles avaient été considérées comme des phénomènes mineurs ou locaux.

D’autre part, la mondialisation financière a eu pour effet de tisser des liens entre tous les hommes, chacun est parfois un actionnaire direct ou, plus fréquemment, indirect au travers de fonds d’épargne personnels ou réglementaires. L’aspiration des hommes à rétablir des lois morales commence à envahir le système financier à travers les investissements éthiques ou durables. Bien que nul ne veuille endosser la formule : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas[5] », on doit se rendre à l’évidence, épris de liberté, il est à la recherche de nouvelles lois morales.

Dans son domaine, le monde des affaires s’est épris des start-ups qu’il a qualifiées d’« entreprises libérées » car elles se sont affranchies de la règle « les vertus de chacun au service de la volonté d’un seul », pour se conformer à celle « la volonté de chacun au service des valeurs de tous ». A ses yeux, elles possèdent l’énergie créatrice capable d’inventer et de produire les nouveaux biens et services répondant aux nouvelles aspirations morales. Les exigences sont fortes, elles viennent de partout, des collaborateurs, des clients, des partenaires.

Pour réussir dans ce nouvel environnement, les entreprises doivent dépasser des intentions qu’elles affichent régulièrement dans les chartes que rédigent pour elles, les cabinets de conseil en conduite du changement, et qui témoignent de la décohérence de leurs actes. La loi morale n’est pas une intention mais une règle d’action et de décision, c’est à ce prix que l’on libère les énergies et les volontés.

Les enjeux sont énormes car ils engagent leur crédibilité et leur réputation vis-à-vis d’un monde qui s’interroge sur la préservation de l’environnement, le développement durable d’une société, sur la liberté et la vie heureuse dans une société numérique, sur le devenir d’un homme connecté aux machines. La force des résistances à l’évolution déterminant l’intensité des crises, le XXIème siécle sera-t-il donc un siècle de crises ?

Jérôme Capirossi

[1] Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté. » [2] Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre : « Ma volonté ne dépend absolument que de moi seul ! Je peux vouloir ce que je veux : ce que je veux, c’est moi qui le veux » [3] Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [4] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, [5] Formule prêtée à André Malraux qu’il a réfutée.

Edward

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