Introduction

La médiation familiale en question : enjeux et limites conceptuelles

Sous la coordination de Yves CARTUYVELS et Diane BERNARD

Introduction

Yves CARTUYVELS et Diane BERNARD

Professeurs à l’Université Saint-Louis – Bruxelles Séminaire Interdisciplinaire d’Études Juridiques, FNRS1

L’engouement contemporain pour la médiation s’inscrit dans un processus de « déformalisation du droit »2 dont la manifestation est générale, ainsi que le démontre le recours croissant à divers modes alternatifs de résolution des conflits (MARC) : aujourd’hui et depuis plusieurs années, les alternatives à la procédure judiciaire ont le vent en poupe, tant pour des motifs pratiques (liés notamment au définancement de la justice) que pour des raisons substantielles (évoquées ci-après).

Dans ce dossier de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques, nous avons voulu nous interroger sur les tenants et limites de ce succès dans le domaine des relations familiales, en confrontant pratiques, principes et idéaux de la médiation familiale sous des angles divers – et sans prétention à l’exhaustivité. Notre perspective y est interdisciplinaire, ainsi que le révèle la composition de ce dossier : c’était incontournable pour approcher de façon critique les espoirs, prétentions et prédilections, forces et failles de celles et ceux qui promeuvent, mettent en œuvre et pensent la médiation familiale.

C’est aux États-Unis qu’est né le mouvement occidental de déformalisation du droit : de là s’est déployé un modèle de justice soucieux, pour dénouer les conflits dans divers domaines de la vie sociale, de s’écarter d’une référence verticale à la loi (délégalisation ou, du moins, distanciation à l’égard de l’autorité légaliste suprême) ainsi que d’un recours au seul « juge qui tranche » (déjusticialisation). On décèle là à la fois une crise de légitimité des figures d’autorité3 et le déclin concomitant de la régulation traditionnelle, top-down, qu’avaient amorcé les mouvements réalistes nord-américains dans les années 19304 et qui s’est vu resserré par l’approche politique et politisante des Critical Legal Studies5.

Quant aux MARC plus précisément, on situe leurs origines dans les années 19606, en parallèle avec le développement des approches systémiques des relations humaines (l’école de Palo Alto)7 et d’un courant de sociologie dite « interactionniste », lequel soulignait l’importance d’un processus dynamique d’interactions dans la construction des réalités sociales et dans la régulation des conflits8. Le déploiement des MARC s’est vu soutenir également, sur le plan conceptuel, par les théories de l’agir communicationnel et leur critique – habermassienne en particulier – du « monde des systèmes » : il s’agissait, comme il s’agit encore, de dénoncer le(s) hiatus entre un mode de fonctionnement institutionnel bureaucratique et le « monde vécu » des justiciables9. De manière plus prosaïque et comme

évoqué ci-avant, l’engouement pour les MARC s’est également justifié, alors comme aujourd’hui, par une certaine asphyxie des institutions judiciaires, dans des sociétés occidentales en proie à une juridicisation croissante des rapports sociaux et à une surcharge concomitante des cours et tribunaux sans toujours qu’un financement complémentaire ne soit mis en place10.

Cette multiplicité d’influences a ainsi fait le lit de la médiation : plus que d’autres MARC (comme l’arbitrage, la conciliation ou aujourd’hui le droit collaboratif), elle incarne un autre modèle de résolution des conflits, privilégiant une éthique de la discussion et de l’échange langagier plutôt que la procédure écrite et un travail au dossier, une raison pratique construite en situation plutôt que la raison abstraite des lois, la participation des parties érigées en actrices de résolution d’un conflit plutôt que leur sujétion à une normativité externe centrée sur un litige, la négociation d’un conflit qui leur est restitué plutôt que l’imposition d’une solution à un litige qui leur est en partie dérobé par le droit et son langage. Ce faisant, la médiation traduit une mutation de notre rapport à la norme que certains ont associé à une « procéduralisation du droit » : face à la crise d’autorité du modèle juridique classique, fondé sur la raison des lois (État de droit libéral) ou une expertise (État social), la légitimité du processus décisionnel se serait déplacée vers des règles procédurales assurant un débat ouvert entre les parties, considérées comme des individus réflexifs capables de construire elles- mêmes leur horizon normatif 11. En effet, la médiation traduit tout particulièrement une désacralisation de notre rapport aux normes et aux valeurs dans des sociétés « désenchantées »12, sur fond d’internormativités plus assumées qu’auparavant dans des sociétés davantage plurielles13, tout comme elle répond à l’avènement de sociétés néolibérales marquées par une injonction à l’autonomisation et l’initiative, l’activation et la responsabilisation.

Très vite, la médiation s’est développée dans divers domaines de la vie sociale pour arbitrer « autrement », de manière souple et fluide, les conflits au cœur de sociétés devenues « liquides »14. En Europe, médiation familiale, médiation pénale et réparatrice, médiation civile et commerciale, médiation locale ou médiation sociale, médiation scolaire, médiation en soins de santé se déploient à partir des années 1980. On ne compte plus les champs dans lesquels la médiation s’est insinuée, avec plus ou moins de succès, au point qu’on puisse considérer, dès le début des années 1990, être entré·e·s dans le temps des médiateurs15.

Parmi ces champs d’application, la médiation familiale s’est rapidement imposée comme un dispositif important – le plus souvent à l’ombre de la justice traditionnelle. Si son développement s’explique par l’engouement général que connaît la médiation depuis plusieurs décennies, il repose aussi sur des ressorts spécifiques, liés à l’évolution de la famille et de sa régulation par le droit. Longtemps dominante, la traditionnelle « police des familles »16 a vacillé en ce dernier tiers du XXe siècle, qu’Irène Théry a considéré comme marqué par le démariage17: privatisation de la référence, remise en cause de l’autorité paternelle, revendication d’un rapport d’égalité au sein du couple, explosion des séparations et émergence des familles recomposées, ont dessiné une autre image de la famille – une famille au sein de laquelle la primauté du lien conjugal s’est vu progressivement remplacé par celle du lien parental18. Au divorce pour faute, traduction d’un modèle de justice imposée reposant sur des valeurs de surplomb, a succédé le divorce sans faute, expression d’une séparation en principe consensuelle ou négociée entre des parties moins fautives que tombées en désaccord.

La médiation familiale souligne ce passage progressif d’un modèle normé de résolution des conflits à un modèle négocié au croisement de référentiels divers: comme le souligne J. De Munck, «au-delà de la recherche de la norme du juste et de l’injuste, il y a dans la médiation familiale une recherche dans les registres économique, juridique, émotionnel et psychologique, travaillés chacun pour eux-mêmes, et librement combinés entre eux, pour tenter une solution pertinente à la situation problématique »19.

Autrement dit, la médiation familiale semble constituer « par excellence » un mode de régulation procéduralisée, où place est faite à une logique de discussion interactive entre personnes perçues comme autonomes et rendues responsables de la négociation de leur différend, sous l’égide d’un tiers médiateur. Ce dernier, acteur neutre et impartial, est supposé se situer à égale distance des parties, tenir le rôle de gardien des règles et du processus de la discussion mais s’effacer, pour le reste, derrière un savoir du conflit qui n’appartient qu’auxdites parties.

Cette mutation qu’incarne la médiation familiale ouvre un champ de questions importantes qui ne lui sont pas toujours propres mais qui, néanmoins, la traversent – et qu’elle semble parfois porter à leur acmé. C’est sur plusieurs de ces questions que porte ce dossier, dont se dégagent deux axes distincts mais complémentaires. Le premier de ces axes a trait au statut de la médiation et à la posture du médiateur20 : la médiation incarnant une autre manière de résoudre les conflits, une alternative à la justice étatique, comment articuler ces deux univers, parfois concurrents mais parfois pensés comme complémentaires ? Est-elle envisageable sur fond de pluralisme juridique et de cultures juridiques diverses, en contexte multiculturel et transnational, mais plus généralement aussi, au vu de son souci principiel d’une parole qui soit propre à chacune des parties concernées ? Comment le médiateur peut-il endosser l’habit d’un tiers gardien des règles mais dénué de savoir, passeur et traducteur mais ni thérapeute ni conseiller, accompagnateur mais ni juge ni expert, entre règles et care ? Quelle place faire au conflit qui se dévoile à bas bruit derrière le litige ? Comment, dans un champ où les conflits sont tissés d’affects et d’émotions, trouver la juste distance avec les parties, arbitrer entre une approche transformative plus informelle, soucieuse de favoriser l’appropriation du processus par chacun·e, et une approche problem solving plus pressée d’arriver à un accord et potentiellement plus technique ? Comment contribuer à articuler des univers de sens divers dans un jeu dialogal, par définition tissé de malentendus et de « ratés » dans la traduction ?

Le second axe des interrogations traitées dans ce dossier touche à la facette institutionnelle de la médiation: relativement neuf, encore peu structuré, soumis à des injonctions politiques, le champ de la médiation est fragile. D’une part, dans divers domaines de l’action publique, la médiation s’exerce à l’ombre de dispositifs avec lesquels le médiateur est amené à ruser pour respecter et faire respecter sa déontologie : la question de la

« juste distance » ne se pose pas que dans la relation entre le médiateur et les parties mais peut aussi se jouer à l’égard des institutions mandantes ou partenaires. D’autre part, artisanat entouré d’un certain flou, régulièrement exercé par des personnes exerçant aussi une autre activité (au barreau, comme psychothérapeute ou notaire…), la médiation a du mal à s’institutionnaliser : dans ce qui est aujourd’hui devenu un « marché de la médiation », le médiateur est pris dans des tensions multiples, entre idéaux à défendre et contraintes externes auxquelles résister pour exister. Ces questions-là ne sont pas négligeables: la construction d’une identité professionnelle propre est aussi ce qui permet de résister aux injonctions ou à l’instrumentalisation ; elle est ce qui permet de défendre les principes d’une pratique qui, a bien des égards, incarne une force de résistance aux tendances utilitaristes du managérialisme contemporain.

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Ce dossier propose une approche résolument interdisciplinaire de la médiation familiale : y ont contribué des psychologues clinicien·ne·s, des sociologues, des juristes et une spécialiste en sciences de la communication.

Mauricio Garcia et Margaux Poncelet, psychologues d’orientation psychanalytique, interrogent les vertus et les limites de la parole dans la pratique de la médiation. Dépliant une question centrale qui concerne directement la médiation familiale sans s’y limiter, ils explorent les rapports de la parole au désir, les limites d’un idéal de communication parfaite et sans reste, le rôle paradoxalement positif du malentendu ainsi encore que la posture du tiers en médiation – entre exigence de neutralité et d’impartialité, voire d’autoréflexivité et de questionnement sur sa propre position. En filigrane de cette contribution, on trouve en effet une réflexion sur le rôle délicat du médiateur, passeur de sens maniant l’écoute, la formulation et la reformulation mais ni thérapeute, ni expert, encore moins conseiller ou coach. Car, au fil des évolutions et des mobilisations dont elle peut faire aujourd’hui l’objet, la médiation est aux prises avec certaines interrogations sur ses fondamentaux : comment, dans un contexte dominé de manière croissante par des idéaux utilitaristes, éviter de verser dans une forme nouvelle d’expertocratie de la communication, qui reviendrait à nier ses principes de base ?

C’est là une interrogation qui fait écho aux réflexions de Christine Servais, professeure en sciences de la communication : sur la base tant d’une expertise ciblée sur la médiation que de références philosophiques plus larges, cette dernière développe ici plusieurs arguments transversaux sur la médiation, en général et en matière familiale plus spécifiquement. Pratique et processus théorisé, en construction nécessairement singulière, la médiation marque un déplacement de nos (rapports aux) institutions, est aux prises avec diverses difficultés à combiner implicite et accord sur un socle de règles communes, savoir(s) et impartialité(s) toujours à construire, bref se trouve face à la (quasi-)impossibilité à réfléchir et à faire, de concert. Or, la médiation, justement, n’est ni un concept ni une pratique parfaitement désencadrée – elle se loge dans ce «quasi», là où il s’agit de « concevoir », aux sens que revêt ce terme : créer et penser, l’un n’allant pas sans l’autre.

À partir de l’étude d’un cas spécifique, la médiation familiale internationale, Marion Blondel, juriste, questionne les spécificités du paradigme de la médiation en tant que porteur d’une éthique du care, au sens de centré sur la prise en compte de nos vulnérabilités et de leur prise en compte – de leur reconnaissance. L’auteure cherche à montrer dans quelle mesure l’imaginaire de la médiation fait écho aux différentes facettes du care esquissées par Joanne Tronto (caring about, taking care off, care giving, care receiving) et favorise « la reconstruction d’une relation pacifiée plus qu’une confrontation instrumentalisée des positions, en termes de droits ». Elle ancre ses réflexions sur une situation à la fois technique d’un point de vue juridique et d’une grande actualité : le déplacement illicite d’enfants entre plusieurs États ; ceci la mène à proposer plusieurs réflexions sur la médiation comme mode « transnational » de résolution des litiges ou, du moins, rouage d’une forme de transnationalisation du droit.

Dans une contribution tirée d’une recherche empirique menée en Belgique entre 2012 et 2014, Kim Lecoyer, juriste, interroge le recours à la médiation familiale en contexte interculturel. Sur la base empirique de nombreux entretiens (avec des actrices et acteurs institutionnels de la médiation, des familles de religion musulmane et des acteurs religieux musulmans), l’auteure souligne les limites de pareil recours dans un cadre internormatif. En écho avec certains propos développés dans les contributions précédentes, divers « nœuds » propres à toute médiation sont là resserrés, dont celui de la position propre au tiers-médiateur : outre que la médiation officielle concoure avec des modes plus informels et/ou religieux, on (re)trouve la difficulté à concilier l’autonomie des parties (propre à l’idée même de médiation) avec des pratiques où le tiers-médiateur oscille entre

les rôles de conseil, de gardien de valeurs fondées sur la religion, voire de jurisconsulte amené à peser sur la décision à prendre.

Juriste et sociologue, Jacques Faget interroge, lui, les tensions qui traversent la médiation familiale à partir de l’exemple français : il montre que, si elle relevait initialement d’une pratique psychosociale, la médiation est devenue un marché – et que ceci a freiné son développement. L’auteur évoque là plusieurs tensions : une tension institutionnelle, entre résistances initiales puis captation progressive par les juristes ; une tension idéologique, entre vision idéalisée d’une gestion pacifiée d’un conflit « rendu aux parties » et promotion d’un modèle normatif de la famille ; une tension identitaire, liée à la polyvalence professionnelle des acteurs et actrices de la médiation et aux difficultés d’asseoir la reconnaissance sociale de la profession ; une tension économique liée au développement de la médiation comme marché concurrentiel ; des tensions empiriques, enfin, quant au champ des conflits concernés par la médiation familiale, à l’implication (ou non) des enfants dans le processus, à l’écartement de certaines personnes en raison de difficultés psychiques ou de l’existence de violences physiques. Le tout s’inscrit sur fond d’une querelle méthodologique plus centrale, entre partisan·e·s d’une médiation transformative, centrée plus sur les attentes et la communication des parties, et tenant·e·s d’un modèle de négociation raisonnée, cherchant le compromis et plus réceptifs à une logique de marchandage.

De façon très complémentaire à l’égard de ce qui précède, Benoit Bastard, enfin, revient sur le processus d’institutionnalisation de la médiation en France et sur ses avatars. Ce sociologue, spécialiste de la question, trace les contours de trois périodes distinctes : la création de la médiation familiale, « temps de l’enthousiasme et de la reconnaissance » sous l’influence de pratiques initiées au Québec, tête de pont francophone d’innovations apparues aux États-Unis dans les années 1970 ; le « temps de l’institutionnalisation », paradoxalement marqué par une stagnation ; le « temps de la trahison et du ressentiment », à une époque plus récente où la déjudiciarisation du divorce jointe à une managérialisation croissante de la justice réduit drastiquement la place faite à la médiation professionnelle dans les procédures de divorce. L’auteur conclut par un questionnement sur les causes d’une « désillusion » : si cette dernière tient à divers facteurs exogènes, elle pousse aussi à la réflexion sur la médiation ainsi que sur celles et ceux qui la promeuvent et la pratiquent.

Dispositif, pratique et idéal, porteuse d’espoirs et de déceptions, la médiation n’a pas fini de faire parler d’elle.